La cabane de trocmo
(Entre 20 et 25 min de lecture)
Chapitre 1 : UNE MAISON EN LEGOS
Il était une fois, une vieille femme qui répondait au nom de Trocmo. Elle vivait dans les bois, à l’écart du monde. Les habitants du village le plus proche la décrivaient comme une excentrique, tandis que la plupart des enfants la prenaient tout bonnement pour une sorcière. Il est vrai que son allure ne prêchait guère en sa faveur. De longs cheveux gris ondulés comme des serpents tombaient sur ses épaules. De grandes rides creusaient l’espace entre son nez et son menton. Ne parlons même pas de ce vieux chandail parsemé de trous qu’elle portait chaque jour. Pourtant, Bastien, âgé de dix ans, ne cesse de parler d’elle à l’école. Il voudrait convaincre Lucie et Aaron de l’accompagner dans la forêt, pour rencontrer la vieille dame.
— Je parie que vous n’êtes pas cap’ de parler à la vieille Trocmo ! lance Bastien.
— Bien sûr que si, répond Aaron, presque vexé.
— Pour quoi faire ? demande Lucie.
— Je veux savoir pourquoi tout le monde l’appelle « Trocmo ».
— Parce que c’est une sorcière ! rétorque Aaron. Toutes les sorcières ont un nom bizarre.
— Depuis quand tu crois aux sorcières, toi ? demande Lucie.
— Ben depuis que Louis m’a dit que Martin lui avait répété que...
— Et moi je crois que vous parlez trop ! Allons vérifier par nous-mêmes tout de suite ! lance Bastien en enfourchant son vélo.
Les trois enfants atteignent rapidement la forêt. Les arbres sont immenses et proches les uns des autres, assombrissant le chemin tracé pour les promeneurs. Bastien, Lucie et Aaron laissent négligemment leurs vélos sur le côté.
— Alors ? On y va ou bien on attend qu’il fasse nuit ! s’exclame Bastien.
— Attends... je ne suis pas sûr que ça soit une bonne idée. On ne la connaît même pas, cette femme ! Et puis Ludovic m’a dit qu’Anaïs lui avait répété que...
— Pffff, faut toujours que tu rapportes les ragots des autres, Aaron !
— Mais laisse-moi finir, à la fin ! Ils m’ont dit que la vieille attirait les enfants en leur proposant des jouets. Les premières fois, il paraît qu’elle se montre plutôt sympathique. Et puis un jour, tu retournes lui rendre visite et pouf ! C’est la fois de trop... tu disparais à tout jamais !
— N’importe quoi...
— Lucie a raison, tu dis n’importe quoi. Mais admettons que ce soit vrai, et bien nous n’aurons qu’à y aller une seule fois !
Au bout de quelques minutes de marche, les enfants aperçoivent une petite maison étrange, en plein cœur de la forêt. Ils s’approchent du perron, curieux et inquiets à la fois.
— Vous croyez que c’est la maison de la vieille Trocmo ? chuchote Aaron.
— Je crois bien que oui. Regardez, sa fenêtre est ouverte...
— Oh ben ça alors, s’exclame Lucie. On dirait une maison en legos !
— On dit « préfabriquée », répond la voix rocailleuse d’une inconnue.
Les trois enfants sursautent en même temps. La vieille femme les rejoint devant l’entrée. Ses mains sont salies par la terre.
— Excusez-moi, je vous ai fait peur. Mais si je ne vous avais pas vus depuis mon potager, je crois que c’est moi qui aurais eu une crise cardiaque... et à mon âge, ce n’est pas vraiment recommandé.
— Pardon madame, dit Lucie. On ne voulait pas être impolis. En fait, on passait juste par là, et en promenant, on est tombés sur votre drôle de maison perfariquée...
— Pré-fa-bri-quée, jeune fille. Mais tu peux l’appeler « la maison en legos », si tu préfères. A part ça, quel bon vent vous amène ? Vous êtes venus pour vérifier si la vieille Trocmo est toujours de ce monde ?
Les enfants n’osent pas répondre à la vieille dame.
— Allons, allons, ne faites pas cette tête mes petits ! Je suis peut-être vieille, mais pas encore sénile. Je sais même que certains d’entre vous me traitent de soricère ! C’est dire si les jeunes d’aujourd’hui respectent les anciens !
— Ça veut dire quoi « sénile », madame ? demande Aaron.
— Ça veut dire stupide et vieille, voilà.
— Alors, vous n’allez pas nous proposer des jouets et des pâtisseries, avant de nous enfermer dans un cachot ? demande Lucie.
La vieille Trocmo éclate de rire si fort, qu’elle se déclenche une quinte de toux.
— Alors c’est ça, qu’ils racontent sur moi, au village ? continue-t-elle de s’esclaffer avec sa voix rauque. Je vois que les œuvres des frères Grimm ont encore frappé...
— C’est qui, ça, les frères Grimm ? demande Aaron.
— Mais on ne vous apprend donc rien à l’école ! Les frères Grimm sont les auteurs des contes que vos parents vous ont sûrement rabâchés quand vous leur cassiez les pieds. « Hansel et Gretel », ça ne vous parle pas ?
— Bien sûr que je connais ! répond fièrement Lucie. Dites, madame Trocmo, pourquoi vous avez la voix cassée, comme ça ?
— Toi, au moins, tu as l’art d’aller droit au but. Tout d’abord, je m’appelle Molie Trocadec, mais, du plus loin que je m’en souvienne, on m’a toujours appelée « Mo ». Et pour répondre à ta deuxième question, ce sont mes cordes vocales qui sont abîmées à cause du tabac. Heureusement, je ne fume plus depuis vingt ans.
— D’accord. Moi, je m’appelle Lucie, et voici Aaron, et Bastien.
Trocmo arrête son regard sur le plus silencieux des deux garçons.
— Tu ne causes pas beaucoup, toi... Bastien. J’aime ça, ajoute la vieille femme.
— Pourtant, c’est lui qui a eu l’idée de venir jusqu’ici ! s’exclame Lucie.
— C’est vrai, ça, gamin ? Et d’où t’est venue cette idée saugrenue ?
— Je voulais savoir pourquoi tout le monde vous appelle « Trocmo ». Mais maintenant, j’ai ma réponse : Molie Trocadec.
— A vrai dire, c’est un peu plus compliqué que ça. L’origine de mon surnom fait partie d’une histoire aussi vieille que moi dont je n’ai pas envie de remuer les souvenirs.
— Dommage, j’aime bien les histoires.
— Moi aussi, gamin ! Mais les histoires, ça se mérite ! Je te propose un deal. Si tu réussis à trouver quelle est celle que je préfère, je te dirai pourquoi on me surnomme « Trocmo ».
— Il me faut un indice, sinon c’est trop dur ! Il y a des milliards d’histoires dans le monde.
— Très juste. Mon indice est le suivant : c’est une fable de Jean de La Fontaine.
Chapitre 2 : LA FABLE
La cour de récréation est bondée. Les enfants crient, les enfants sautent. Ils s’empêtrent les pieds dans des élastiques, ou tapent dans un ballon. Bastien, Lucie et Aaron, eux, papotent tranquillement dans un coin.
— Ce soir, je retourne voir la vieille Trocmo, dit Bastien.
— Tu vois ! Je te l’avais dit qu’elle arrivait à convaincre les enfants de revenir dans la forêt ! Et toi, tu tombes dans le panneau ! s’énerve Aaron.
— Ouais, enfin... t’avais dit aussi qu’elle nous proposerait des jouets et qu’elle serait sympathique ! ajoute Lucie. Bastien, tu es sûr de ce que tu fais ?
— Je ne crois pas aux sorcières, alors, oui, je suis sûr de moi.
A seize heures trente-cinq pétantes, Bastien enfourche son vélo et file retrouver le chemin de la petite maison préfabriquée. Il s’avance jusqu’au perron et frappe à la porte. Personne ne répond. Le garçon se souvient que Trocmo avait précisé passer du temps dans son potager, à l’arrière de la maisonnette. Lorsqu’il rejoint l’autre partie du jardin, Bastien aperçoit la vieille dame de dos, assise sous un chêne. Un léger nuage de fumée enveloppe Trocmo.
— Je croyais que vous aviez arrêté le tabac ?
La vieille femme sursaute, puis s’étouffe dans une nouvelle quinte de toux.
— De quoi je me mêle ! Et bon Dieu, on ne t’a jamais appris à t’annoncer, quand tu rends visite à quelqu’un ?!
— Pardon, je ne voulais pas vous faire peur. Comme ça, on est quitte pour la dernière fois, plaisante Bastien.
— J’aurais dû faire semblant d’avoir une attaque, juste pour voir ta tête, gamin !
Bastien s’avance vers Trocmo, et lui tend un morceau de papier.
— La fable... je sais laquelle vous préférez.
— Bien essayé, gamin, mais vois-tu... il y a plus de deux-cent-quarante fables dans les trois recueils de Jean de La Fontaine ! Alors autant chercher une aiguille dans une botte de foin.
— Je tente ma chance : Le Chêne et le Roseau.
Trocmo déplie le morceau de papier du garçon et lit les premiers vers qu’elle connaît par cœur :
« Le Chêne un jour dit au Roseau :
"Vous avez bien sujet d'accuser la Nature ;
Un Roitelet pour vous est un pesant fardeau.
Le moindre vent, qui d'aventure
Fait rider la face de l'eau,
Vous oblige à baisser la tête... »
— Alors là... tu m’épates ! Comment as-tu deviné ?
— A vrai dire, je n’étais pas sûr. Mais votre maison est construite au pied d’un des plus grands chênes de la forêt, et le sentier qui passe devant chez vous mène à un étang. Nous nous sommes souvent promenés là-bas, avec mes parents, et je ramenais toujours un grand roseau pour jouer avec. Et puis, l’autre jour, quand nous étions sur votre perron avec mes amis, votre fenêtre était ouverte. Un tableau qui représente un grand arbre et des roseaux est accroché dans votre salon. Ça faisait pas mal d’indices...
Trocmo tape sa main sur son front, encore effarée par la perspicacité du garçon.
— Dis-moi, tu n’envisagerais pas une carrière dans la police, par hasard ? S’ils recrutent, je te conseille de postuler sans attendre !
— En fait, je n’ai aucune idée de ce que je veux faire plus tard.
— Ce n’est pas plus mal, gamin... il vaut mieux ne pas savoir et être agréablement surpris plus tard, plutôt que d’être obsédé par quelque chose, et ne jamais atteindre son but. Parole de sorcière.
— C’était quoi, votre but, à vous ? Et pourquoi les gens vous prennent pour une sorcière ?
— Tu m’en demandes beaucoup, toi ! Ces choses-là font partie de mon jardin secret. Si je te le raconte, qui me dit que tu n’iras pas le répéter à tout le village ?
— Ben... ça peut pas être pire que ce qu’ils pensent déjà de vous, et puis... si vous voulez, je peux vous raconter un truc dont j’ai super honte, comme ça, si jamais je répète quoi que ce soit, vous pourrez vous venger.
— C’est qu’il en a dans la caboche ce gamin ! Et bien, je t’écoute.
— Quand j’étais en classe de CP, le maître nous avait confié un hamster. Il s’appelait Potatoes. A tour de rôle, on devait s’en occuper tout un week-end et le ramener à l’école le lundi. Ça me faisait trop de peine de le voir tourner dans sa roue sans jamais sortir de sa cage. Alors un soir, je l’ai laissé explorer ma chambre et... enfin bref, on a un chat à la maison.
— Oh je vois. Ton Potatoes n’a pas fait long feu !
— Oui. Nous avons dû le remplacer par un autre hamster pour que mes copains de l’école ne soient pas trop tristes. Personne ne l’a jamais su. Alors, vous en pensez quoi ?
— Je reconnais que c’est un lourd secret ! Bon... puisque tu insistes, entre à la maison, je vais te montrer quelque chose.
La vieille Trocmo éteint sa cigarette et ramène ses longs cheveux gris en un chignon négligé. Bastien la suit jusqu’à l’entrée de la maison, mais il hésite à franchir le seuil de la porte.
— Bon, alors ? Tu entres, oui ou non ? Faudrait savoir... ce n’est quand même pas moi qui t’ai demandé de venir fouiner sur ma propriété !
— Vous n’allez pas me séquestrer si j’entre, hein ?
— Si je te dis que non, qu’est-ce qui prouve que je ne le ferai pas quand même ? C’est un risque à prendre, gamin.
Bastien fait quelques mètres dans le salon. Il y a peu d’espace, tout est en bois, à l’image d’un petit chalet de montagne. A l’intérieur, il n’y a presque pas de mobilier. Seul un vieux fauteuil au cuir élimé trône au milieu de la pièce, avec quelques piles de livres. Une petite gazinière fait office de coin cuisine. Bastien remarque un matelas à même le sol, dans la pièce principale.
— C’est ici que vous dormez ?
— Oui, pourquoi ? Tu croyais que je dormais dans la salle de bain, peut-être ?
— Et bien... c’est la première fois que je vois un salon qui fait cuisine et chambre aussi.
— Je n’ai besoin de rien d’autre pour vivre. Enfin si... une chose. Ce dont je te parlais tout à l’heure. Suis-moi.
Trocmo ouvre la porte menant sur une autre pièce, de la taille d’une petite loggia. A l’intérieur, des centaines de livres empilés et rangés par thèmes, ainsi que des cahiers par dizaines, tous annotés et illustrés à la main.
— Ouah... c’est à vous, tout ça ?
— Non, je les ai trouvés dans les bennes à ordure du village. Evidemment que c’est à moi !
— Alors c’est ça, votre secret ? Vous écrivez des livres ?
— Oui. Les miens sont écrits dans tous ces cahiers que tu vois là.
— Mais y’en a pour toute une vie là-dedans !
— Tu comprends pourquoi les gens me prennent pour une folle, maintenant ? Une vieille femme qui vit seule en pleine forêt dans une cabane et qui passe son temps à gribouiller des papiers... Plutôt louche, non ?
— Vous inventez des histoires depuis quand ?
— Aussi loin que je m’en souvienne. Tu sais, quand j’étais petite, ma mère me lisait une fable de La Fontaine tous les soirs, avant de me coucher. Moi, je lui disais naïvement que plus tard, j’écrirais mes propres histoires. Et tu sais ce qu’elle me répondait toujours ? Elle me disait : « Si tu fais comme le roseau, un jour, tu y arriveras ».
— Ça veut dire quoi ?
— Lis à haute voix le troisième vers de la fable, en partant du bas.
— « Je plie et ne romps pas ».
Chapitre 3 : LA VIEILLE TROCMO
Ce matin-là, Bastien joue au ballon prisonnier avec ses deux compères. Le soleil n’est pas encore au zénith, mais il brille aussi fort qu’un jour de printemps.
— Hey, Bastien, tu viens avec nous au stade, après l’école ? On va faire quelques paniers avec Lucie ?! s’exclame Aaron.
— Euh, non... enfin je veux dire pas ce soir.
— Tu vas retourner voir la vieille Trocmo, c’est ça ? Ça va faire la quatrième fois déjà ! Tu devrais te méfier, parce qu’un de ces jours tu risques de...
— Quoi ? Finir rôti dans un chaudron ?
— Je crois que ce que Aaron essaye de te dire, c’est qu’il s’inquiète pour toi, répond Lucie.
— Trocmo n’est pas une sorcière, faites-moi confiance.
En fin de journée, Bastien rejoint Trocmo dans son potager, comme prévu. La vieille dame lui apprend comment planter des graines de tomates. Il observe les mains ridées de Trocmo, fasciné par la délicatesse qu’elle porte à ses légumes. Même ses ongles noircis par la terre ne le rebutent pas.
— Vous vivez grâce à vos plantations ?
— Je dirais plutôt que je me nourris, grâce à mes plantations. « Vivre » c’est autre chose. Il faut une bonne raison pour ça. Tous mes livres qui dorment dans cette cabane en sont une.
— Mais à quoi ça sert d’écrire toutes ces histoires si personne ne les lit ?
— Bah tiens ! Pour mon bon plaisir, qu’est-ce que tu crois !
— Mais c’est nul, de garder tout ça pour vous toute seule...
— Je te prie de surveiller ton langage, et puis, tu ne crois pas que c’est « nul » de traîner avec une vieille comme moi, à ton âge ? Tu n’as pas mieux à faire ?
— Trocmo... pourquoi vous vivez seule, ici ?
— Pffff, qu’il est pénible celui-ci ! Et pourquoi ci, et pourquoi ça... Si je te le dis, tu me laisseras tranquille après ?
— Seulement si vous me laissez lire une de vos histoires...
— Marché conclu. Tu n’auras qu’à choisir celle que tu veux. Bon... qu’est-ce que tu voulais, déjà ? Savoir pourquoi je suis seule ? Et bien parce que la vie en a décidé ainsi ! Voilà. Mais ça n’a pas toujours été le cas. J’avais un mari, avant. Que j’aimais. Mais il est... comment dit-on aux enfants, déjà ? Il est « parti au ciel ».
— Oh... je suis désolé.
— Faut pas, tu n’y es pour rien. J’ai commencé à écrire ces histoires du temps où mon mari était encore là et que nous projetions d’avoir un enfant. Je m’étais mise en tête de lui lire un conte différent chaque soir, alors j’ai commencé à prendre de l’avance. J’avais déjà écrit plus d’une centaine d’histoires, le jour où j’ai su que nous ne pourrions jamais être parents.
— C’est triste !
— C’est la nature. Elle est d’ailleurs bien faite, parce que si j’avais pu, cet enfant aurait été privé de son père quelques années après.
— Oui, mais il aurait adoré vos histoires, j’en suis sûr. Et pour votre surnom ?
— La vieille Trocmo ? Oh, ça... c’est assez amusant je dois dire. Tout le monde croit que « Trocmo » vient de mon nom : Molie Trocadec. Mais rares sont ceux qui connaissent la véritable origine de ce surnom. Vois-tu, quand j’avais ton âge, mon père m’appelait comme ça parce que j’avais l’étrange manie de troquer des petits mots contre le goûter de mes camarades.
— Comment ça ?
— Et bien, j’écrivais le début d’une histoire sur un morceau de papier que j’offrais à une amie. Par exemple : « Il était une fois, une vieille fée ». Ensuite, chaque camarade qui voulait prolonger l’histoire, devait m’échanger une part de son goûter contre un autre papier qui contenait la suite. Molie Trocadec est donc devenue « TROCMO ». Au fil du temps, ça s’est transformé en « la vieille Trocmo »... Je ne suis pas fan, mais c’est ma foi très vrai que je ne suis plus toute jeune.
— Ouaouh... je ne sais pas si les histoires que vous avez écrites sont bien, mais en tous cas la vôtre est certainement la meilleure !
— Brave gamin, va...
— Et ça ne vous dirait pas de venir vivre au village, avec les autres gens ? Je pourrais passer vous voir plus souvent, aussi !
— Je ne suis pas sûre que « les autres gens » aient envie d’accueillir une vieille femme qui sente aussi fort que l’engrais de son potager, et misanthrope par-dessus le marché !
— Ça veut dire quoi, « misanthrope » ?
— Ça veut dire que je préfère rester seule, voilà. Et puis... pour être franche, je n’ai pas d’économies. La vie au village est chère.
— Moi je crois que vous préférez rester loin de tout parce que vous avez peur des gens. Je trouve ça bête, de vouloir survivre avec des tomates alors que vous avez une super maison en légo qui peut rouler jusqu’au village !
— Mais de quoi je me mêle ! Je ne te demandais pas ton avis ! Prends ton histoire et rentre chez toi... je suis fatiguée de t’écouter.
Bastien entre dans la bibliothèque de Trocmo d’un pas décidé. Parmi les dizaines de cahiers remplis d’écriture et d’illustrations, le garçon ne sait que choisir. A l’insu de la vieille femme, il décide d’emprunter trois histoires au lieu d’une, puis enfourche son vélo sans demander son reste.
Chapitre 4 : LES CONTES DE TROCMO
Molie Trocadec est avachie dans son grand fauteuil abîmé par le temps. Les accoudoirs sont défoncés, et le tissu déchiré. Pourtant, elle ne le changerait pour rien au monde. C’était là, que William préférait s’assoupir, quand il rentrait de sa journée de travail. Deux semaines se sont écoulées sans que Bastien ne soit venu rendre visite à la vieille dame. Molie n’est pas du genre à se lamenter. Elle préfère ouvrir une bouteille de vin rouge et allumer une cigarette. C’est au moment où elle porte le verre à ses lèvres que quelqu’un frappe à sa porte.
— Nom de Dieu ! Quel est l’imbécile qui m’a fait renverser le meilleur moment de ma journée ! Je m’en vais lui flanquer une...
— Bonjour, ose une voix timide.
La vieille dame, qui n’était déjà pas bien grande, est obligée de baisser la tête pour remarquer la fillette frêle qui se tient sur le perron.
— Vous êtes bien Trocmo ? La dame qui prête des livres de contes pour les enfants ?
— Euh... mais qui t’envoie, au juste ? Et est-ce bien raisonnable de se promener seule quand on est haute comme trois pommes ?
— Je suis Louise, la petite sœur de Lucie Mourquiet.
— Je suis désolée fillette, mais je ne connais personne de ce nom.
— Ma sœur est une amie de Bastien. Elle m’a dit qu’elle avait lu une de vos histoires, « Zéphir et la grotte céleste » et qu’elle avait adoré. Je suis venue vous le rapporter et j’espérais pouvoir emprunter une autre histoire en échange de ça.
La fillette soulève à bout de bras un panier en osier, rempli de boulettes de viandes enveloppées dans une serviette.
— Ce sont les meilleures boulettes du village, Madame Trocmo ! C’est ma sœur et moi qui les avons préparées ! Enfin... avec l’aide de maman, un peu.
Molie retire ses lunettes quelques instants, en faisant mine de les nettoyer.
— Ça va, madame Trocmo ?
— Penses-tu, ma petite... un cil dans l’œil, que je me traîne depuis ce matin ! Donne-moi ce panier, il est bientôt plus lourd que toi !
Molie accompagna la jeune Louise dans sa bibliothèque remplie de trésors. Après une longue réflexion, la fillette choisit « Flora et le berceau enchanté ».
Le jour suivant, un autre enfant frappa à la porte. Martin, haut comme cinq pommes, et frère d’Aaron. Il apporta une tourte aux champignons à Molie, en échange de « Jonas et la course aux templiers ». La semaine suivante, pas moins de sept enfants attendirent leur tour, à l’entrée de la maison préfabriquée. Certains même, venaient accompagnés d’un de leurs parents. Ainsi, à la fin du mois, plus d’une cinquantaine des contes de Trocmo furent découverts par les bambins du village. Molie dû se remettre à l’écriture, de peur d’être à court d’histoires. Elle ne voulait pas décevoir les enfants, et surtout... la petite Louise, qui réclamait désormais un conte chaque jour après l’école.
Ainsi, je peux dire que Molie Trocadec vécut enfin heureuse, et eut beaucoup d’enfants pour lire ses histoires jusqu’à la fin des temps. Quant à moi, Bastien, je suis aujourd’hui papa de deux beaux enfants qui me réclament toujours une histoire avant de s’endormir. Leur conte préféré s’appelle « La cabane de Trocmo ». Alors, chaque soir, je m’allonge à côté d’eux, et je chuchote :
« Il était une fois une vieille fée, qui troquait des mots contre un déjeuner. Les enfants l’appelaient Trocmo sans savoir vraiment ce que représentait ce mot. Un jour, un jeune garçon déboula dans son potager, pour lui poser mille questions. Trocmo lui apprit que le roseau plie mais ne rompt pas. Bastien lui prouva qu’une belle histoire ne s’oublie pas. »
FIN.
EVAN ET LE VIEUX HIBOU
( Pour les tout petits)
CHAPITRE 1 : Evan
Il était une fois... un petit garçon.
Evan vit avec ses parents, dans un appartement en ville. La rigolade et les bisous ne manquent pas. Bien souvent, sa maman lui raconte mille et une histoires fantastiques, tandis que son papa l’emmène au parc pour jouer au ballon. Evan adore ces moments-là, mais ce qu’il préfère, ce sont les balades en forêt le week-end. Le trajet en voiture lui paraît toujours interminable, mais la récompense est à la hauteur de l’attente.
« Papa, maman ? Quand est-ce qu’on arrive ? »
CHAPITRE 2 : Archibald
Dans la forêt, maman ramasse quelques champignons. Papa cueille une fleur sauvage pour la glisser dans les cheveux de maman. Evan, lui, préfère partir à l’aventure pour rechercher des animaux. Pas très loin, sinon il risque d’inquiéter ses parents et d’entendre la grosse voix de papa. Au pied d’un grand arbre, Evan entend soudain un étrange bruit. Lorsqu’il lève la tête, il aperçoit, posé sur une branche, un vieux hibou.
- Bonjour, lance Evan, d’un ton joyeux.
L’oiseau ne répond pas.
- J’ai dit BONJOUR, Monsieur hibou.
- Allons bon... voilà un enfant qui parle aux animaux, maintenant ! répond soudain le vieux hibou.
- Enchanté de te connaître, je m’appelle Evan. Je suis venu me promener dans ta forêt à la recherche de nouveaux amis. A l’école, je ne m’entends pas toujours avec tout le monde, mais avec les animaux c’est différent. Je les aime tous !
- Tiens donc, nous avons donc un point commun. J’aime tous les êtres vivants, moi aussi. Sauf un.
- Ah bon ? Lequel ?
- Les petits garçons.
- Mais pourquoi ça ? répond l’enfant dont le sourire s’est effacé.
- Je te le dirai à une seule condition. Tu devras rendre un service à trois de mes amis vivant dans cette forêt.
- Je le ferai avec plaisir ! Mais... je ne connais même pas ton prénom ?
- On me nomme Archibald.
Une fois rentré à la maison, Evan repensa à la conversation qu’il avait eue avec le vieil hibou. Il avait hâte d’être au prochain week-end pour apporter son aide au premier ami d’Archibald.
CHAPITRE 3 : Jimmy Escargot
Le week-end suivant, Evan s’empressa d’aller à la rencontre du premier ami du hibou. Archibald lui avait indiqué qu’il se trouverait non loin du bord de la route, délimitant l’entrée dans la forêt. Mais le petit garçon ne voyait personne autour de lui.
- Bonjour, géant !
- Qui a parlé ? demande Evan.
- Par ici, baisse un peu la tête, géant...
Evan aperçoit alors à ses pieds, une colonie d’escargots.
- Oh, pardon, je ne vous avais pas vu ! J’ai failli vous marcher dessus !
- Oui géant, je sais bien... c’est pour cela que nous sommes en grand danger. Le vieux hibou a dit que tu pourrais nous aider à traverser cette route de béton pour rejoindre l’autre côté de la forêt. De cette façon, nous pourrions arriver sains et saufs beaucoup plus rapidement.
- Bien sûr !
Evan ramasse délicatement chacun des escargots par la coquille, puis les dépose doucement dans les feuillages, de l’autre côté de la forêt, à l’abri des voitures et des passants.
- Comment te remercier, géant ? Tu nous as certainement sauvé la vie !
- J’aimerais savoir pourquoi le vieux hibou n’aime pas les petits garçons...
- Oh... je vois. C’est une longue histoire. Demande plutôt à Rémy, le castor qui vit près de la rivière. Il en sait certainement plus que moi ! Au revoir, géant, et merci infiniment !
Avant de s’endormir, Evan pensait encore à Archibald. Mais pourquoi donc n’aimait-il pas les enfants ? Il lui faudrait encore attendre une semaine pour découvrir ce mystère.
CHAPITRE 4 : Rémy Castor
Le dimanche suivant, Evan se promenait avec son papa près de la rivière, à la recherche du castor. Dès qu’il aperçut la queue du rongeur qui dépassait du cours d’eau, Evan s’écria :
- Bonjour ! Est-ce que c’est toi, Rémy-castor ?
- Lui-même, jeune aventurier !
- On dirait que tu as besoin d’aide pour ton barrage.
- C’est vrai. Je me suis cassé une dent il y a quelques jours, en croquant une pomme de pin.
Maintenant je ne peux plus transporter mon bois pour construire le barrage. Et sans barrage, je risquerais de me noyer en traversant à la nage, lorsque le courant de la rivière sera plus fort.
- Je peux le faire pour toi, lance Evan, heureux d’apporter son aide. Avec mon père, nous allons poser une grosse branche d’arbre en travers du cours d’eau, pour que tu puisses rejoindre l’autre rive sans même te mouiller une patte !
Une fois le barrage terminé, Evan demanda au castor pourquoi le vieux hibou n’aimait pas les petits garçons. Rémy-castor lui répondit qu’il s’agissait d’une vieille histoire dont personne n’avait envie de parler. Evan insista, si bien que le castor lui conseilla de rencontrer Alban, un renard qui habitait quelques mètres plus loin dans la forêt. Mais pour cela, il lui faudrait attendre une semaine de plus...
CHAPITRE 5 : Alban Renard
La semaine suivante, Evan chercha le renard avec sa mère.
- Albaaaaan-renard ?! Où es-tu ?
- Ici, petit homme.
- Où ça ? Je ne te vois pas.
- Regarde sur ta gauche, près du fourré où les feuilles sont de la couleur de l’automne.
- Oh ben ça alors ! Ton pelage se confond avec les buissons...
- C’est la nature qui m’a fait ainsi. Pour que je puisse me cacher facilement. Mais aujourd’hui, je dois t’avouer que j’aurais bien besoin d’aide. Je me suis foulé la cheville et je ne peux plus creuser de terrier pour me mettre à l’abri.
- Je peux t’aider ! Ma mère et moi allons creuser le terrier à ta place. Mais à une condition : tu me diras pourquoi le vieux hibou n’aime pas les petits garçons.
- Oh... à vrai dire c’est une histoire compliqu...
- Oui, je sais. On m’a déjà dit que c’était une longue et vieille histoire, mais ça ne fait rien, je veux savoir quand même.
- Comme tu voudras, petit homme.
Evan et sa maman creusèrent un trou profond à l’aide d’une pelle et d’un râteau, au pied d’un vieux chêne camouflé par les buissons aux couleurs de l’automne.
- Je te dois une fière chandelle, petit homme. Merci infiniment. Mais je dois maintenant t’avouer quelque chose dont je ne suis pas fier. Je ne connais pas l’histoire du vieil hibou. Je t’ai menti parce que j’avais peur que tu ne m’aides pas.
Sur le chemin du retour, Evan est silencieux. Il est déçu. Sa maman tente de lui remonter le moral en lui rappelant que le plus important, c’est d’avoir sauvé ces trois animaux.
- Eureka, maman ! s’écrie Evan, avec un grand sourire.
Le petit garçon vient de se souvenir qu’Archibald lui avait promis de lui raconter son histoire s’il apportait son aide à trois animaux de la forêt. Voilà qui était chose faite !
CHAPITRE 6 : Déception
Le dimanche suivant, Evan rendit visite à Archibald. Un mois s’était écoulé depuis leur rencontre.
- Tiens donc, te revoilà, toi. On m’a parlé de tes exploits ces dernières semaines, et je dois dire que tu m’as étonné. Bravo.
- Alors... ça veut dire que nous pouvons être amis ?
- Malheureusement non. Mon avis n’a pas changé et je n’aime toujours pas les petits garçons. Ce sont des animaux qui ne sont guère intéressants.
- Mais je ne suis pas un animal, je suis un enfant ! Et tu avais promis de me raconter ton histoire !
- Ah bon ? Pourtant je vois des poils sur ton crâne, et deux yeux au milieu de ton visage, comme chez tous les animaux. Pour ce qui est de mon histoire, je n’ai qu’une parole et je vais te la raconter, puisque tu y tiens tant... J’avais une compagne, il y a fort longtemps. Ma tendre Hélène et moi habitions le vieux chêne au pied duquel tu as creusé le terrier de mon ami renard. Nous attendions les beaux jours, pour voir naître notre petit hibou. Mais ce jour-là, Hélène n’est pas rentrée de sa promenade habituelle parce qu’un chasseur a pris sa vie. Voilà pourquoi je n’aime pas les petits garçons. Parce que plus tard, vois-tu... toi aussi tu deviendras un homme, comme le chasseur.
- Mais je ne serai jamais comme lui !
- Hélène croyait en la bonté des hommes, autrefois. Ceux qui avaient bon cœur lui donnaient du pain. C’est pour cela, qu’elle ne s’est pas assez méfiée du chasseur.
- Si tu ne crois pas par ma parole, crois-moi au moins par mes actes, puisque j’ai aidé tes amis de la forêt.
- Ce n’est pas une question de foi, petit homme. C’est une question de confiance. Nous ne pourrons jamais être ami, je suis désolé.
Ce soir-là, en rentrant chez lui, Evan se mit à pleurer.
CHAPITRE 7 : Une seconde chance
Le printemps pointe le bout de son nez, les arbres sont en fleurs. Evan pique-nique avec ses parents. Après avoir englouti une grosse part de tarte aux pommes, il décide de se promener quelques mètres plus loin, pour cueillir une jolie fleur pour maman, et trouver une belle pomme de pin pour papa. Soudain, Evan entend un gémissement, près d’un fourré. Il reconnaît la voix du vieux hibou.
- Archibald, c’est toi ? Mais que t’arrive-t-il ?!
- Je cherchais des vers pour mon déjeuner lorsque ma patte s’est coincée dans cette chose collante ! Cela fait deux jours que je ne peux plus bouger, je suis à bout de forces...
L’oiseau est effectivement englué sur une branche de chêne. Lorsque ses forces l’auront quitté, il risque de tomber de l’arbre en se brisant la patte. Sans l’intervention d’Evan, les chasseurs ne tarderont pas à venir le chercher.
- Ne t’inquiète pas, mon ami. Mes parents vont m’aider à te décrocher de là, et nous te ramèneront ensuite à la maison. Je m’occuperai de toi jusqu’à ce que tu puisses de nouveau voler.
- Pourquoi ferais-tu cela, petit homme ? Je t’ai dit que je n’aimais pas les petits garçons...
- Oui, je sais. Mais ce n’est pas parce que tu ne m’aimes pas, que je dois te laisser ici. Et puis, j’ai appris que tout le monde a droit à une seconde chance.
Evan enveloppa délicatement le vieux hibou dans une couverture chaude tandis qu’ils prenaient le chemin du retour avec ses parents. Durant trois semaines, il prit soin de son ami en le nourrissant, jusqu’à ce que sa guérison soit complète. Lorsqu’Archibald prit enfin son envol vers la forêt, il s’écria :
- J’aurai une pensée pour toi chaque dimanche près du vieux chêne. Merci... mon ami.
FIN.