LES LETTRES OUBLIEES


LETTRE A MAGUY  

     Aujourd’hui, j’ai une pensée pour toi, Maguy. Je sais que c’est ton anniversaire. Je me souviens que tu collectionnais les dés à coudre. Tu mettais du fond de teint en pagaille sur tes jolies rides. A cause des sillons de ta peau, il y avait toujours des petits paquets de maquillage qui se coinçaient à certains endroits. Tu étais coquette. Tu étais classe. Je revois la photo en noir et blanc de toi et Bruno, dans l’entrée de votre appartement. Tu étais si fière de me la montrer à chaque fois. Un grand brun, la clope au bec avec le charme d’un Belmondo. Accroché à son bras, un brin de femme espiègle dont l’élégance laissait deviner la profession. Tu étais couturière. Votre enfance, la guerre, l’après-guerre... toute cette merde qu’il a fallu surmonter pour atteindre des jours plus sereins. Une vie entière comblée par tes rires et ta bonne humeur. Comme il a dû être heureux, Bruno. Ta voix chantante, les mots que tu perdais pour les remplacer par d’autres. Comme tu as dû leur manquer, à la chorale. Les enfants que vous n’avez pas eus. Même à eux, vous leur manquez. 

     Alors voilà, si je t’écris aujourd’hui, Maguy, c’est pour te demander pardon. Pardon d’être passée si souvent devant ton immeuble et de ne pas avoir sonné. J’ai pensé à toi à chaque fois. J’ai regardé tes fenêtres à chaque fois. Les années sont passées et je n’ai jamais pu trouver d’excuse à mon comportement. On m’a dit « C’est la vie ». J’ai cru comprendre que tu avais des neveux et nièces qui prenaient soin de toi depuis que Bruno n’était plus là. Oui, mais voilà. Je pense à toi, en ce jour particulier. J’aime me rappeler ce grand verre de grenadine que tu  remplissais quand je passais te voir. Il était trop chargé et je ne le finissais jamais. L’odeur de ta crème pour le visage. Les traces de poudre que tu laissais sur mes joues quand on se faisait la bise. L’histoire inlassable de votre rencontre, avec Bruno. Votre chien bien aimé, « Sil ».  Tes rires inlassables.  Je crois que tu n'aurais pas supporté de devoir masquer ta joie, en cette année particulière, même pour une pandémie. Sûrement que tu aurais rit quand même. 

     Pardonne-moi d’avoir eu si peur de te voir vieillir. J’ai été lâche. Je ne voulais pas revivre une troisième fois cette douleur de perdre un être cher. J’ai préféré prendre de la distance et te rendre visite dans ma tête. Te parler. C’est bête, mais je crois que tu entends. A la seconde même où je t’ai souhaité un bon anniversaire, il s’est mis à pleuvoir. Un unique nuage dans le ciel bleu. Une averse qui a duré une minute, tout au plus. Puis plus rien. 

     Je sais que je ne te reverrai plus, Maguy. Mais je voulais te dire que tu as compté pour moi, et que je pense souvent à toi. Tu aurais été une maman et une grand-mère formidable. Tu resteras pour toujours une grande dame. 

Joyeux anniversaire.
04/12/2020.

LETTRE N° 16 : « Le jour 1 »

Mardi 17 mars 2020.

Elle est posée là, juste à quelques centimètres du rebord de la fenêtre. C’est une guêpe. 

En temps normal, on ne prend pas le temps d’observer les insectes qui nous entourent. On les chasse, on les gaze, on les écrase. 

 

Aujourd’hui, c’est le jour 1. La guêpe me regarde depuis l’extérieur. Elle est majestueuse. J’ai l’impression, pour une fois, que l’air que je respire lui appartient. Que ma vie, est entre ses mains. Elle pourrait applaudir pour me réduire à néant, mais elle n’en fait rien. Elle me regarde, calmement.

 

Au loin, je n’entends pas le bruit sourd de la ville. Elle semble endormie, encore fiévreuse de la terrible nouvelle. Je vois des visages flous, cachés derrière des rideaux dans l’immeuble d’en face. L’inconnu est arrivé. Il est là, invisible, parmi nous. Pour l’instant, seule la peur est palpable. Il paraît qu’il ne faut pas paniquer. Il paraît que nous sommes en guerre. Deux phrases aussi insensées que notre mode de vie jusqu’à présent.

 

Mais je garde espoir. Bientôt viendra le temps de la solidarité. Il est peut-être trop tôt pour l’envisager, mais lorsque l’onde de choc sera passée, il ne restera que LE TEMPS. La nature est si bien faite, comparée aux hommes. Aujourd’hui c’est une fabuleuse opportunité dont elle nous fait cadeau : LE TEMPS. 

 

Fini la politique, les points de croissance et les contraintes fixées par la société moderne. Le château de cartes vient d’être balayé par un simple postillon. Nous sommes inquiets pour nos familles, préoccupés par la survie. Pourtant, nous sommes encore loin du compte, comparé à ceux qui souffrent et meurent chaque jour par millier, si loin de nos côtes. Nous sommes encore loin du compte, de ceux qui ont fuit la guerre et perdu des êtres chers. C’est une dramatique et formidable opportunité de devenir plus tolérants et solidaires. Plus respectueux et responsables, puisque de nos actions dépendent maintenant la survie de nos semblables.

 

J’aimerais te dire, à toi qui lis cette lettre, combien je te soutiens dans cette épreuve. Je ne te juge pas, et j’espère que tu en feras autant pour moi. Nous sommes tous des victimes, et l’heure n’est pas à la recherche d’un coupable mais de la responsabilité de chacun.

 

Je ressens une reconnaissance infinie envers ceux qui œuvrent en ce moment même pour que le reste du continent puisse manger et se soigner. Pour que les malades aient une chance de survivre et que les autres ne soient pas contaminés. Merci de votre humanité et de votre courage sans faille. 

 

Ce soir quand j’irai me coucher, je regarderai par la fenêtre. La guêpe aura disparu vers d’autres contrées. Je resterai là, entre quatre murs, à penser ces quatre mots : Ce n’est que justice. Je chuchoterai : « Vole ma belle, tu as gagné ta liberté ». 

Une lettre depuis la fenêtre.

LETTRE N° 15 : « Le ciel est bleu derrière les barreaux»

A l’attention d’un « doux-rêveur »...

Monsieur, je viens de visionner votre conférence du mois de janvier 2020 à Liège, « Comment habiter maintenant la terre ? » et je me dois de vous dire que vous aviez raison. Il faut être masochiste pour écouter la vérité sur notre monde pendant une heure dix-sept, mais  j’en suis venue à bout. J’ai même eu le sentiment de boire chacune de vos paroles comme si elles étaient évangiles.  Je ne croyais pourtant pas avoir l'âme d'une fanatique, de la même manière que vous n’êtes ni un leader, ni un religieux, ni un politique et encore moins un gourou. Ça tombe mal, la nature humaine est ainsi faite que nous croyons plus facilement en ces derniers qu’en la science elle-même. 

L’état des lieux que vous dressez de notre maison est terrifiant. Cette soif de vérité dont nous sommes privés par certains médias nous pousse à fermer les yeux sur la réalité depuis bien trop longtemps. Nous sommes des habitants de la terre, à la recherche d’un idéal. Nous nous sommes égarés en chemin sur la définition même de cet idéal. Peut-être que réussir à vivre en harmonie avec les autres était un début de réponse, mais j’ai le sentiment que nous ne le saurons jamais. La tolérance est aujourd’hui synonyme de naïveté, voire de faiblesse. J’ai honte de cette société qui valorise la domination plutôt que la bienveillance. J’ai honte d’y participer.  

Et puisque nous sommes entre nous, je vais vous avouer une chose : j’éprouve le désir secret d’avoir moins. J’ai l’ambition de ralentir, d’écouter, de contempler, d’écrire. In fine, de jouir sans consommer. Pourtant, je dois bien admettre que j’en suis incapable. Et c’est bien cela, le problème. Nous n’arrivons même plus à obéir à notre propre volonté, par peur d’outrepasser les conventions. Nous sommes esclaves, que nous l’acceptions ou pas. 

Comment en est-on arrivés à ce point de non-retour ? Nous sommes tous là, à nous agiter comme des poissons dans un bocal. L’eau s’évapore et nous nous plaignons des traces de doigts sur la vitre. J’ai peur pour l’avenir de nos enfants. Je crains d’être coupable. Quant à vous, je sais bien que vous n’êtes pas un sauveur ni même un héros qui détient les réponses. Vous êtes un homme qui s’interroge, qui pose les bonnes questions. Nous en manquons cruellement en ces temps. 

J’aimerais vous dire de ne rien changer dans votre façon d’être et de grâce, de continuer à déverser la vérité sur l’état de santé de cette planète et de ses vivants. Nous sommes plus nombreux que vous le croyez. Nous sommes derrière vous, encore timides par tant d’années de soumission. Nous avons été dressés par des représentants (si peu exemplaires) qui ont tout fait pour que nous soyons incapables de réfléchir par nous-mêmes. Nous ne seront jamais des hommes de science, mais nous resterons de doux rêveurs attachés à des héros imaginaires. 

Alors, si vous n’êtes ni un héros, ni un exemple, acceptez au moins de devenir un symbole, puisqu’ils sont si chers à nos yeux. Le symbole de la prise de conscience. L’ennemi de la passivité, de la fatalité et du mensonge. Celui de la volonté d’un monde nouveau.

Une activiste des mots parmi tant d’autres. 

 

LETTRE N° 14 : « J'aurais pu naître ailleurs...»

Je suis ici, ils sont si loin. Je pense à eux alors qu’ils ne penseront jamais à moi, ni à vous. Ils ne nous connaissent pas et pourtant, ils peuvent changer nos vies. Nous marquer profondément.

Je pense à elle, chevauchant ses buffles dans une clairière de l’Himalaya. Elle court pieds nus, comme si le vent pouvait la porter. Elle sourit aux arbres, comme s’ils pouvaient la faire danser. Elle regarde les choses, comme si c’était la première fois. C’est une enfant de la terre, et moi je vis sur une autre planète. 

Je peux faire semblant de reprendre le cours de ma vie, comme s’ils n’avaient jamais existé. Je peux me soucier de mon rendez-vous tardif chez le dermatologue, ou de l’attente chez mon généraliste. Je peux râler parce que ma freebox ne fonctionne pas, alors que je paye un abonnement tous les mois et une redevance télé. J’aurais beau en vouloir au monde entier parce qu’il n’y a plus de beurre allégé au rayon frais, ça ne changera rien. Je ne pourrai pas les oublier. 

Je me souviendrai des longues heures qu’elle a passées à traire ses vaches. Je repenserai aux efforts qu’elle a fournis, en pleine nuit, pour fabriquer elle-même son beurre. J’aurais honte d’avoir gaspillé ma bonne humeur, pour tant de problèmes futiles. 

Je pense à toi, vieillard à la peau mate et au regard azur. Ta vie est si dure et pourtant, tu ne te plains pas. Tu aimes cette vie, parce que tu l’as choisie. Pour rien au monde tu ne l’échangerais contre quelque confort que ce soit. Tout ce que tu réclames, c’est le droit de vivre dans la nature, en harmonie avec ta famille et ces animaux que tu chéris tant.  

Quand je fulmine en voiture, dans les bouchons, je pense encore à vous. Je pense à la transhumance. Aux jours de marche sans fin, dans les montagnes. Les animaux chargés, vos jambes et vos pieds usés, le sourire sur vos lèvres. Je suis déçue d’avoir perdu une heure pour rentrer chez moi, alors que vous êtes reconnaissants d’avoir pu atteindre le premier village en vie. 

Pendant que j’hésite encore sur mon prochain programme Netflix, des images furtives me traversent l’esprit. Je vois la vallée, baignée de soleil. J’entends Najma, qui rit à cœur joie. Les mèches indisciplinées de ses cheveux noirs, qui chatouillent les fossettes de ses joues. Son petit duvet brun, au-dessus du front. Sa façon de se coucher sur les buffles, de les enlacer en se pendant à leur cou. De sauter de l’un à l’autre sans qu’ils ne haussent un sourcil, comme si le poids de son corps ne pesait guère plus qu’une poignée de plumes. C’est une enfant de la lune, qui croque la vie à pas de géant. 

Je ne me sens pas coupable de posséder plus d’objets, plus d’argent ou plus de confort. Je me sens coupable de ne pas savoir jouir des plus belles choses dans ce monde. Des choses qui ne s’achètent pas. De ne pas savoir être en communion avec la nature, comme eux. Pire encore, de la détruire pour faire semblant d’apprécier des biens que je n’ai jamais réellement souhaités. Je me sens étouffée dans un mode de vie que la société m’impose. Dans un quotidien que je n’ai pas choisi et un métier que je n’aime pas. Je fantasme leur vie, faite d’un essentiel qui nous manque. Mais la vérité, c’est que si demain je me retrouvais dans les plaines avec les buffles, je serais bien malheureuse aussi.
  

Ne pourrait-il pas exister un univers parallèle où l’équilibre serait roi, et non l’extrême ? La consommation ne rimerait pas avec bonheur, mais le bonheur ne s’obtiendrait pas non plus au péril de sa vie. Je veux le beurre et l’argent du beurre. Eux, ils risquent leur vie pour le fabriquer, le vendre et survivre jusqu’à l’été prochain. J’ai honte. Et si je sais que je ne peux pas changer le monde, alors chaque jour je me le répèterai : « J’aurais pu naître ailleurs ».

 

Tout ça est insensé. Ce monde est insensé. Je suis ici, et eux là-bas. J’ai tant de choses et eux si peu. Ils sont si riches, et nous si creux. Pourtant, nous avons le même ciel au-dessus de nos têtes. Parfois j’imagine leurs longs voyages depuis l’Himalaya. J’imagine la petite Najma, tout en haut, qui promène ses bêtes. Sa mère, plongeant ses mains expérimentées dans l’eau gelée, pour faire la vaisselle. Son père, transportant le bois depuis la forêt. Le grand-père et son regard bleu, trahissant l’inquiétude pour l’avenir de  ses petits-enfants. 

Nous avons tout, et ils n’ont rien. Ils savent tout faire, nous sommes des bons à rien. Je vis dans un cube, je me déplace dans un cube, travaille dans un cube et mange ma nourriture dans des cubes. Je gagne de l’argent pour acheter un petit rectangle, puis un moyen, et un plus grand. Najma profite du soleil la journée, et s’endort dans le berceau de la lune, le soir. Najma vit sur terre, et tant qu’elle sera ronde, elle n’aura pas besoin d’aller aux quatre coins du monde pour être heureuse. 

Aux hommes fous qui nous dirigent, et à ceux qui ont plus qu’il ne leur en faut, je voudrais dire une chose : prenez le temps de regarder ces terres inconnues. Peut-être comprendrez-vous que si le peuple devient fou, ce n’est pas parce qu’il envie votre rang, ou votre argent. C’est exactement l’inverse. 

Nous aurons beau faire trois fois le tour de la terre en voiture, en avion ou en bateau ; voler par-delà les étoiles pour décrocher la lune... ça ne sert à rien si nous oublions que Najma existe. Nous ne voyons qu’un croissant, là où l’enfant danse sur la plaine. Les hommes sont petits, avec leurs sabots d’éléphants. Najma et ses buffles s’élèvent bien plus haut, à pas de géant.

Lettre au monde.

Lettre N°10 : GRAIN DE SABLE

 

La nuit dernière, j’ai eu du mal à trouver le sommeil. Mes pensées n’ont pas cessé de courir les unes derrières les autres. Elles ont tourné en rond comme des poissons dans un bocal, se cognant aux parois dans un élan de désespoir.  Puis, elles ont subitement cessé d’exister au moment même où elles prenaient conscience de leurs limites. 

« Je ne suis rien »

Ce sont les quatre mots qui sont apparus, à la place de tout ce remue-méninge. Quatre petits mots, que l’on peut interpréter à sa convenance. Peut-être veulent-ils tout dire. Peut-être n’ont-ils aucun sens. C’est là, toute leur importance. 

Hier soir, pendant le dîner, alors que je jactais comme une poule sur tous les sujets sociétaux et politiques possibles qui me révoltaient, mon mari m’a dit : 

«  Je crois qu’il est prétentieux de croire que nous puissions avoir une quelconque importance ou utilité dans ce monde ».

Il m’a coupé le sifflet. Que répondre à ça et par où commencer… la faim dans le monde ? Les inégalités sociales, la pauvreté des travailleurs, les mensonges de ceux qui nous dirigent, l’injustice, l’individualisme, l’acharnement d’un système capitaliste qui est en train de s’écrouler et nous avec…

Il m’a répondu :

—            Tu ne m’écoutes pas. Je ne te parle pas de politique. 

J’ai surenchéri, en liquidant mon verre de vin :

—            Pourtant, c’est exactement de politique, dont il s’agit. C’est exactement à cause de la politique, que tu en arrives à ce genre de conclusion. La résignation est une forme de désespoir. Admets-le, que tu es désespéré !

—            Ok, je suis désespéré. Mais pas plus que toi. Admettons deux secondes, que notre société change, et qu’instantanément, toutes les causes qui te révoltent, cessent d’exister... et que tu puisses choisir librement comment passer ta vie sur terre. 

—            Oui, et alors ? Où veux-tu en venir ?

—            Cela aurait-il une plus grande importance, que tu sois en train de nourrir des vaches dans une ferme à la campagne, ou bien là, à cette table, en train de manger une poêlée de légumes industrielle, accompagné par les cris de plaisir de la voisine du dessus ?

—            Je ne comprends pas le sens de ta question. Bien sûr que ça aurait une importance pour moi. 

—            Oui, pour toi. Mais ça ne changerait rien au monde. Ça ne changerait rien au fait que nous sommes huit milliards dans un clapier. Tu parles de l’individualisme comme un des maux de la société, mais c’est exactement ce dont tu fais preuve, quand tu dis « pour moi ».  Tu ne penses qu’à ton bonheur, à toi.

—            Non, c’est faux. Ce n’est pas parce que je suis consciente d’exister que je suis forcément individualiste ! Et puis le bonheur n’existe pas, de toutes façons. Ce que je cherche, c’est la liberté. La liberté existe, elle nous pousse à aspirer à une vie meilleure. C’est la seule raison légitime d’être égoïste.

—            Tout ça, ce ne sont que des mots. Des mots qu’on manipule selon notre point de vue. La vérité, c’est que nous ne sommes que de passage. Et pour éviter d’y penser, on cherche à s’occuper l’esprit avec tout un tas de problèmes qu’on ne peut pas résoudre.

—            M’enfin qu’est-ce qui te prend tout à coup ?! Ces mots, ils veulent dire quelque chose, pour moi ! Parce que j’existe ! Parce que je suis là et que j’ai le droit de penser comme je l’entends ! 

—            Tu vois, tu recommences. Nous vivons dans une fourmilière, et toi, tu crois que ton avis compte. Les mots ont le sens que tu veux bien leur donner, c’est tout.

La colère s’est emparée de mon corps chaud. J’étais à court d’arguments, devant tant de désespoir assumé. Je ne me suis pas démontée.

—            Parce que tu crois que ce n’est pas de l’individualisme, de croire que rien n’a d’importance? Que nous n’avons aucune emprise sur quoi que ce soit ? Je dirais même plus, c’est de l’irresponsabilité envers les générations futures. Ça reviendrait à dire : « Laissons pourrir le monde, profitons du présent et advienne que pourra, de toutes façons nous n’y pouvons rien ». Si ça, c’est pas de l’égoïsme au sens propre du terme !

—            Mais qui suis-je, moi, pour penser que je pourrais avoir une influence sur le cours des choses ? Je ne suis qu’un homme. 

—            Toi, seul, non. Mais ensemble, si. Nous avons le devoir de nous indigner quand c’est nécessaire, de nous soulever quand nous n’avons plus le choix. Pour sauvegarder nos droits, mais aussi pour protéger ceux de nos enfants, par exemple. 

—            Et après ta révolution ? Tu te sentirais plus utile ? 

—            J’aurais le sentiment du devoir accompli. C’est déjà ça. 

—            Te sentirais-tu plus libre ? 

—            Peut-être pas, mais j’aurais essayé. Ça donnerait un peu plus de sens à ma vie. Un sens que je ne trouve pas en me levant chaque jour pour remuer du papier et saisir des chiffres dans un ordinateur jusqu’à ce que mort s’ensuive. 

Il me regarde avec des yeux ronds.

—            Pourquoi on parle de tout ça, déjà, ma chérie ? 

—            Tu me trouvais chiante, de me révolter contre tant de causes inutiles. Et prétentieuse, de croire que l’on peut changer le monde… c’est à peu près ça, non ? 

—            Oh allez…le prends pas comme ça, on discute ! Je dis juste que j’ai l’impression que toute cette énergie dépensée et cette colère sont vaines, comparées à notre influence réelle sur le monde. Si on avait le compte en banque des héritiers Rothschild, je dis pas, mais nous...

—            Tu sais quoi ? Si je me laissais gagner par ce que je ressens quand je t’écoute, j’irais chercher une corde tout de suite. 

—            Oh, toi, aussi... il faut toujours que tu dramatises tout ! 

—            Comment ?! C’est toi qui dis que la planète entière est un panier de crabes sans intérêt et que nous n’avons aucune influence sur ce qui nous entoure, et c’est moi, qui dramatise tout ?

—            Bon, stop. On arrête de parler de ça, ma chérie. T’as mangé quoi, aujourd’hui à la cantine ? Du lion ?

J’ai fait claquer ma fourchette dans l’assiette. Non pas par capitulation, mais pour signifier que je n’avais plus faim. 

—            Tu veux que je te dise ? lui ai-je répondu. Je préfère être un grain de sable inutile dans l’univers... rien qu’un tout petit grain de sable insipide mais rempli d’espoir, plutôt qu’une coquille vide qui ne croit plus en rien. A la cantine, y’avait des lasagnes. 

Après le repas, nous nous sommes endormis devant une émission de cuisine à la con, sans dire un mot de plus. Quand je suis partie me coucher, j’ai eu du mal à trouver le sommeil. Les pensées n’ont pas cessé de courir les unes derrières les autres. Elles ont tourné en rond comme un poisson dans un bocal, se cognant aux parois dans un élan de désespoir, puis ont subitement cessé d’exister au moment même où elles prenaient conscience de leurs limites. 

« Je ne suis rien ». Mais je suis là... et j’espère.

 

Lettre au néant.